Céléna / Heebra - 1952 à 1970

Quartier Ouest – 1952


Le bar était paumé mais bondé. Comme tous les bars paumés d’ailleurs. Heebra s’était trouvé une table au fond et malgré ses escarpins rouge sang et sa robe noire, aurait pu passer inaperçue. Sauf que tous les regards étaient sur elle. L’Elfe avait toujours eut une façon de mordiller ses lèvres grenat qui donnaient des sueurs froides à tout individu bourré de testostérone. Et depuis tout à l’heure, elle n’arrêtait pas. Un espion venu enquêter dans le coin s’en était évanoui.
Elle était nerveuse. C’était stupide. Comme presque une fois par siècle, elles allaient se dire bonjour, demander des nouvelles de la famille, tout ça. Pourquoi s’en faire ?
Les yeux avides des mâles quittèrent Heebra lorsqu’une nouvelle jeune femme entra. Ses cheveux blancs étaient coupés plutôt court pour l’époque et elle portait un costume d’homme. Un employé de bureau dû desserrer sa cravate et toussota. Heebra eut un sourire, elle reconnaissait bien là sa sœur.

« Et bien, ça fait longtemps, Céléna.
-Un peu trop à mon goût. »

La cadette prit place en face de son aînée. Elles avaient un écart de trois minutes.

« Je sais mais… est-ce vraiment raisonnable de rester dans la même pièce tous les deux? ... J'ai la désagréable sensation que les Agents me pistent…
-Encore. »

Céléna poussa un long soupir. Heebra se contenta d’hausser les épaules et de faire un signe de la main au serveur. Ce dernier accourut ventre à terre. Les deux sœurs ne s’étaient jamais étonnées de l’empressement qu’avaient les serveurs à leur égard en général.

« Tu bois quoi ?
-Absinthe. C’est moi qui paie.
-Ça me va. Du vin, je vous prie. »

Heebra sourit au serveur. Elle était sûre d’avoir la meilleure bouteille. A nouveau avec un zèle incroyable, il courut au bar. La jeune femme se tourna à nouveau vers sa sœur, le visage assombri.

« Je crois qu'on est foutues de toute manière. La psychose va atteindre les autres races.
-Certainement pas! On a pas vécu tous ces siècles pour rien ! C'est pas de stupides Hyliens racistes qui vont changer quoique ce soit.
-Et qu'est-ce que tu veux faire? Ils seront vite des milliers contre les derniers Elfes. »

Céléna poussa un soupir agacé. Ca n’avait jamais été l’habitude de sa sœur de se laisser faire comme ça…

« C'est pareil pour les Démons. Pourtant ils sont plus nombreux.
-Mais y'a les Agents.
-Les Agents sont des clowns armés d'argent. »

Heebra fit une moue et le tueur à gage qui prenait son repas non loin d’elles s’étrangla avec un bout de viande. Céléna sortit paquet de cigarettes et briquet et s’en alluma une.

« Faut qu'on réagisse, Heebra.
-Moi je ne me mêle pas de ça.
-Notre père n'arrange rien.
-Qu'il continue avec sa drogue. »

Céléna pianota des ongles sur la table. Ce n’était pas vraiment le moment de lui exposer ses théories sur Ganon et les Agents.

« Sinon, au niveau coeur, ça donne quoi chez toi ? »

Heebra hésita un instant. Leur conversation avait déjà pris une tournure étrange et parler d’Harken maintenant allait envenimer les choses.

« Je suis avec quelqu'un depuis deux ans maintenant.
-Il est comment?
-Il est... C’est un Démon. Enfin à moitié, mais il est prudent.
-Moi depuis Damian... Calme plat. Des histoires sans importances… On est resté plus de vingt ans ensemble, jusqu'à ce qu'il meure. Ca marque tu sais.
-On finit par s'habituer à perde tout le monde... »

Céléna finit sa cigarette et l’écrasa distraitement.

« Au fait... tu sens encore du mana ?
-Ca diminue… Faut se faire une raison: on n'est plus faites pour ce monde.
-J'me laisserais pas mourir pour ce genre de prétexte !
-J'ai jamais dit qu'on allait se tuer !
-C'est tout comme. On a l'impression que tu veux en finir. J'vivrai pas en me cachant.
-Il n'y a pas tellement d'autres solutions… »

Céléna sauta sur l’occasion.

« Reprends l'affaire de Papa ! »

Heebra manqua de recracher son vin, elle se força à déglutir avec peine.

« Quoi?!
-On pourrait faire en sorte de reprendre la tête de la Tour. Si on manoeuvre comme lui... enfin sans la drogue, les armes, tout ça, on pourra enfin être respectées.
-Tu es malade. »

Heebra se leva de son siège mais sa sœur la retint par le poignet.

« Ecoute! On serait au niveau du Roi et des Agents, même au-dessus! On aurait plus à cacher… ce qu’on est.
-C'est complètement impossible, c'est du suicide !
-On est deux contre lui... Ca peut marcher.
-C'est condamné à l'échec…
-Si t'abandonnes avant d'avoir essayé, ça l'est. On a plus rien à perdre, Hyn… »

Froncement de sourcils.

« Heebra.
-Moi j'ai quelque chose à perdre.»

Céléna perdait vraiment patience et, furieuse, elle sortit du bar en courrant, suivit aussitôt par sa sœur, cherchant à la rattraper. Le tout sans payer leurs verres.


Céléna était déjà arrivée sur un toit, une rue plus loin. Heebra grimpa le long d’une gouttière pour la rejoindre ; elle devait être la seule personne au monde à pouvoir le faire avec de telles chaussures.

« Céléna !
-Merde.
-Qu'est-ce que tu croyais?
-On peut le faire.
-Ne compte pas sur moi.
-T'es la plus intelligente de nous deux, tu peux manier cette société.
-Ca ne marchera jamais.
-Qu'est-ce que t'en sais?!
-Je n'ai pas envie d'essayer. »

Céléna lui tourna le dos, dégoûtée.

« Quand t'auras plus rien à perdre, t'y repenseras. Quand il sera trop tard pour vous mettre à l'abri! »

Heebra pinça les lèvres et après avoir feulé comme un chat, elle sauta du toit. Sa sœur soupira et finit par descendre quelques minutes après.


Quartier Nord d’Hyrule – Septembre 1970


Enfin, sa fichue montre, sans carreau pour éviter les reflets, venait de lui indiquer qu’il ne restait que douze heures avant qu’un autre sniper prenne sa place. Sous sa couverture de camouflage poussiéreuse, Heebra mourrait de chaud et il n’était pas question pour elle de faire le moindre mouvement sous peine de gâcher sa planque.
Voilà deux ans maintenant qu’elle s’était engagée à l’INC et elle était la seule de toute la Tour à occuper les trois postes principaux : nettoyeuse le matin, snipeur l’après-midi et espionne la nuit. Autant dire qu’elle vidait trois pots d’anti-cernes par jour.
Et là, planquée au dernier étage d’un immeuble éventrée, suffocant sous son blouson frappé du sigle de l’INC, elle étouffa en cri en voyant la silhouette qui venait d’apparaître dans son viseur. En silence, elle se glissa hors de la couverture, mit la sangle de son fusil à l’épaule et se laissa glisser le long de la gouttière.

« Céléna ? »

Elle n’avait pas franchement changé depuis la dernière fois, au bar. Toujours aussi garçon manqué. Elle sursauta.

« Tu m’as fait peur !
-Toi aussi ! Qu’est-ce que tu fous là ?
-Je ramasse des Démons par-ci par-là pour les retaper un peu. »

Heebra détourna le regard et lâcha un léger soupire. Des Démons. Sa sœur passa une main sur sa nuque, l’air un peu gêné.

« Désolée… pour… Harken. J’ai…
-Je veux rien savoir. Si t’as rien à faire là, vire. Y’a des Agents. »

Pourquoi avait-elle fallut qu’elle en parle ? La presse en avait assez fait. Céléna passa vite fait à un autre sujet.

« T'as un flingue? J'en ai pas sur moi.
- Arme de service, pas le droit de la filer. T'as des revendeurs dans les Egouts.
-J’y penserais…
-Bon, vire d’ici et laisse-moi faire mon boulot, je vais avoir des ennuis sinon.
-Je sais mais j’ai des trucs à faire dans cet immeuble, je peux pas me permettre qu’on sache ce qu’il y a ici.
-Et qu’est-ce que tu fabriques exactement ? Qui tu planques ? »

Céléna pinça légèrement les lèvres, tendit l’oreille pour vérifier qu’elles étaient seules pour le moment.

« Des Démons. Tu sais ce qu’ils leur font. »

Bien sûr qu’elle savait. Un instant, elle revit le corps ensanglanté qu’elle avait tenu contre elle pendant des heures avant que Merwyn ne lui fasse reprendre ses esprits.
Céléna n’avait donc pas renoncer à son utopie. Cette dernière s’alluma une cigarette et avisa le symbole cousu sur la poitrine de sa sœur.

« C’est quoi ça ?
-Inc. Je surveille la rue.
-Y aurais de la place... pour moi?
-Qu'est-ce que j'en sais?
-T'es à quel poste?
-Un peu partout. Je te vois venir tu sais…
-Je veux vous rejoindre!
-Non.
-S'il te plaît, Heebra. Tu peux pas m'arranger un entretien je sais pas... »

Elle n’en revenait pas : Céléna, si fière, était en train de la supplier… Heebra soupira.

« Ne viens pas dans mes pattes. Ton plan de prendre la place de Ganon ne mène à rien et je bosse ici uniquement pour payer mon loyer. Et crois moi sur ce coup je n'aurais aucun scrupule à te mettre une balle.
-Essaye. Ca me fera rien.
-Je sais. »

Un bruit de moteur leur parvint de la rue adjacente. Les Agents. Les deux sœurs échangèrent à peine un salut avant de disparaître, chacune dans une direction différente.