Heebra / Sélim - FlashBack - La Rencontre [Fini]

- Toute la Féerie était en effervescence.
Les premiers bourgeons du Printemps avaient fait leur apparition, ensemencés avec soin par les Fées.
Cette saison sonnait un renouveau longtemps attendu pendant ces longs mois d'hiver, tant par la Nature elle-même que par les Enfants de la Grande Mère.
Et bien sûr, il était nécessaire de fêter ça ! Voilà pourquoi, chaque année, les trois premiers jours de la belle saison donnaient lieu une Célébration gigantesque qui ne s'arrêtait qu'à l'aube du quatrième jour.

Ce soir-là, c'était la nuit du Bal. Les Fées et leurs alliés étaient tous conviés dans le magnifique Palais Royal afin d'assister à cette cérémonie, vêtus de leurs plus beaux atours et surtout, masqués. Le programme était simple : danse et buffet. Et aussi quelques petits fricotages entre deux pans de rideaux. Car oui, il fallait célébrer tous les bienfaits de la Mère.

Les sublimes symphonies de l'orchestre raisonnaient déjà depuis une heure dans l'immense salle où se pressaient presque un millier de personnes lorsque Selim entra. Fraichement promu Chef de la Garde, il rayonnait de fierté et d'assurance dans un costume vert et blanc - les couleurs de Dame Nature -, taillé sur mesure et mettant en valeur ses larges épaules, son torse musculeux et sa haute stature d'aristocrate. Ceci, en plus du masque qu'il portait, le rendait d'autant plus méconnaissable et bon nombre de jeunes - et moins jeunes - jouvencelles eurent l'oeil attiré par ce beau nouveau mâle.
Feignant de ne rien remarquer et bien décidé à finir la soirée en la meilleure des compagnies possibles, il laissa couler son regard aux alentours, cherchant sa future proie. -

Heebra ne voulait pas y aller. Vraiment pas. Ellana avait utilisé tous les arguments possibles et imaginables avant de se décider à hausser le ton et à taper du pieds. Quand Ellana tapait du pied, tout le monde obéissait. Heebra se demandait parfois si elle n'était pas capable de stopper le soleil dans sa course juste en le fusillant du regard.

C'était donc Ellana qui s'était occupée de la robe. Heebra n'avait jamais vu autant de mousseline et autres tissus vaporeux de sa vie. Au moindre des ses mouvements la robe se déployait en pétales.

En pétales.

- Ellana! Je ne vais pas mettre ça.

Froncement de sourcils. Heebra la laissa fixer son masque de feuilles dans son chignon compliqué. Pour ce soir, et pour toujours, elle serait le Lys.

Son castigatio remontait à seulement quelques mois et, perdue dans ce corps végétal, Merwyn l'avait envoyée auprès d'Ellana, l'Ange des Fleurs. Elle avait fait preuve de beaucoup de patience, l'aidant, la soutenant, mais là, elle refusait d'entendre la moindre plainte d'Heebra.

- Tu y vas ou tu prends mon pied aux fesses.

La Mort se glissa donc dans la foule blanche et verte des Fées et de leurs invités. Le moindre frôlement près d'elle la fait sursauter tant sa peau végétale était encore sensible. Mais elle resta de marbre, se frayant un chemin jusqu'à trouver de quoi s'asseoir. Et ne plus bouger, jetant des regards froids à ceux qui osent l'approcher.

Son regard croise alors celui d'un invité. Un regard violet. Elle fronce un instant les sourcils, ce qui ne peut se voir sous un imposant masque de lys. Elle connaissait un regard pareil, mais elle ne saurait dire d'où.
Il la regarde aussi.
Elle détourne la tête.

Elle était là.
Il l'avait vu.

Son regard croisa celui de la femme qui faisait battre son coeur depuis l'enfance.
Selim n'était jamais tombé amoureux. Il avait connu de nombreuses femmes, apprécié certaines d'entre elles même, pourtant, il s'en était toujours lassé. Il manquait quelque chose.

Il lui manquait Heebra.

Il nourrissait cette attirance depuis tellement longtemps qu'il n'aurait même pas pu qualifier ce sentiment " d'amour ". Il savait seulement que c'était profond, inscrit en lui et que dès qu'il la croisait et devait lui parler, son coeur s'emballait, ses mains tremblaient et il avait la nausée tant il paniquait. Déjà tout jeune, il se dissimulait derrière les tentures pour l'observer à la dérobée.

C'est pourquoi, en cet instant, malgré l'ample masque qui mangeait la moitié de son visage, il la reconnut sans peine. Ses sublimes yeux verts n'étaient pareils à aucun autre.
En revanche, il ne sut la raison pour laquelle il ne ressentait aucune peur cette fois-ci. Peut-être parce qu'alors que leurs regards s'étaient croisés, il avait bien compris qu'elle ne le remettait pas. Toute sa timidité disparut alors, remplacée par sa formidable assurance habituelle.

Aussi s'approcha-t-il, le haut du corps légèrement incliné en une posture respectueuse, la main tendue. Il l'invitait à danser. Sans un mot. Pour rien au monde il n'aurait gâché la chance qui s'offrait à lui en se trahissant !

Elle lissait distraitement un de ses voiles quand une main tenue rentra dans son champ de vision. Elle la fixa lentement, prenant soigneusement son temps pour finir d'achever le téméraire qui avait osé l'approcher.

- C'est une blague, j'espère...?

Elle leva la tête avec un sourire railleur qui se figea aussitôt. Les yeux violets la fixaient, la dévoraient des yeux même. Heebra n'avait pas de cœur qui battait et pourtant elle pouvait presque le sentir accélérer.
Si Hynesbra avait encore été mêlée à son esprit, elle aurait pu entendre la Vampire lui susurrer d'accepter, la suppliant presque. Mais non, rien. Elle était seule face à cette main tendue et un rapide regard dans la salle ne lui permit même pas de repérer la silhouette gracieuse d'Ellana.

Et l'inconnu ne se troublait même pas d'un tel silence. Il devait pourtant vaguement savoir qui elle était, une des rares Elfes de l'assemblée et de plus le dos nu de sa robe laissait voir sa marque de castigatio à tout le monde. Il avait osé inviter la Mort à danser.

Était-ce pour cela qu'elle glissa lentement sa main dans la sienne? Ou pour le charme indéniable qu'il dégageait? Ou juste parce qu'elle venait de repérer les œillades d'autres danseuses, ivres de jalousie?
Toujours est-il qu'il ne frissonna qu'à peine en la touchant, et l'Elfe n'était pas vraiment sûre que cela soit à cause du froid de sa peau.

A l'exclamation de la Mort, Selim sourit. De ce petit sourire en coin qui lui relevait à peine la bouche. Absolument craquant.

Il resta dans cette posture jusqu'à ce qu'elle accepte. Il pensait essuyer une vive rebuffade, qu'elle lui lui tournerait le dos, dédaigneuse mais au lieu de ça, elle finit par saisir la main tendue.

Il se redressa et alors que sa main reposait toujours dans celle de Heebra, il posa l'autre sur sa hanche avant de l'attirer avec douceur mais fermeté contre lui.
Il pouvait sentir sa peau glacée sous l'étoffe de la robe vaporeuse qu'elle portait - donnée par sa mère, à n'en pas douter -. Loin de lui déplaire, ce froid fit naître en lui un frisson tout ce qu'il y avait de moins chaste. Heureusement que, grâce à son masque, rien ne transparaissait de son trouble. Seuls les poils de ses avant-bras auraient pu révéler son trouble mais là aussi, ils étaient dissimulés sous sa chemise immaculée. Heebra avait donc l'impression d'avoir à faire à un gentleman plein d'assurance. Si elle avait su ...

L'orchestre avait entonné une valse féerique aux résonances divines, faite de notes légères tel un chant d'oiseau, envoutante. Le Chef de la Garde entraina donc la Mort dans la danse.

Se laissant attirer contre son cavalier, elle posa sa main libre sur son épaule.

- Vous comptez rester parfaitement muet tout la soirée? Je dois tenter une autre langue?

Malgré son air railleur, l'austère Heebra, celle que Sélim aura jusque là toujours vu auprès d'Ellana, celle qui ne portait que des habits de mercenaire noirs, celle dont la lame était toujours tâchée de sang, cette Heebra froide et hautaine se révèle être une excellente danseuse. Entre les mains de son partenaire, elle évolue sur la piste légère comme une plume, à croire qu'elle a passée sa vie à danser.

Et lorsque le Chef de la Garde la fera tournoyer, en revenant contre lui, elle s'arrangera toujours pour qu'en se repositionnant, elle lui frôle la nuque du bout des doigts ou se rapproche un peu trop. Impossible à dire si elle en est consciente ou non.

C'était mieux que tout.
Mieux que toutes les expériences qu'il avait eu avec les femmes les plus expérimentées, mieux que la sensation de son arme battant au vent avec adresse, mieux que la sieste des lendemains de Taverne, mieux qu'un bon bain après une journée à marcher dans la poussière, mieux que le meilleur des meilleurs whiskey du monde, mieux que l'ivresse de la victoire après une bataille dite perdue d'avance ...

Il avait beau chercher, comparer, citer dans son esprit tous ses plus beaux moments, celui-là arrivait loin devant. Chaque caresse succincte de la Mort, chaque frôlement était à la fois un supplice et un délice, réveillant des picotements bien connu dans son bas-ventre, bien que rien ne le trahit.

Pour toute réponse à ses questions, elle eut droit à un autre sourire et à ce qu'il la serre davantage contre lui. Imperceptiblement. Une simple pression de l'avant-bras qui se perdit dans le rythme de leurs pas. Car il fallait se le dire, Selim était un excellent cavalier. Certains couples près d'eux s'étaient même arrêtés pour les regarder.

Sur une ultime note de musique, il la fit tournoyer avec grâce.

Ils auraient pu danser ainsi des heures, elle ne s'en serait même pas rendu compte. Dans les bras de Sélim, elle est bien, elle se sent à sa place même. Alors quand la musique s'arrête, elle finit de tournoyer et à presque le reflex de retourner dans les bras de son cavalier. Elle s'en empêche au dernier moment et recule même d'un pas. Ainsi que les autres danseuses le font, elle se fend d'une révérence. Ce qui ne fait qu'accentuer son décolleté.

- Navrée mais c'est un bal masqué, pas un bal muet. Revenez quand vous aurez de la conversation.

Avec un sourire en coin, elle lui tourne le dos et s'engouffre dans la foule d'invités, le laissant seul au milieu de la piste.

A la fin de la danse, alors qu'ils étaient détachés l'un de l'autre, il crut la voir esquisser un pas pour revenir contre lui. Pure illusion. Au contraire, elle recula.

Mais il tenait toujours sa main, la retenant avec fermeté. Pour rien au monde il ne l'aurait laissé partir et pourtant, devant l'agacement évident qui lui inspirait son mutisme, il ne put faire autrement.

De nouvelles notes de musique retentirent, plus rythmées et Heebra fut engloutie par la foule alors qu'elle s'était détournée. Il scruta les femmes en belle tenue, cherchant les pétales de sa robe. Sans succès. Il soupira. Quel échec.

Il resta planté là quelques secondes, abattu, avant de se décider à bouger.
Quelques minutes plus tard, il avait bravé le monde de la Grande Salle pour rejoindre l'entrée des Jardins Royaux. Les formidables hectares de plantes et d'arbres multicolores s'étalaient à perte de vue devant lui alors qu'il extirpa un paquet de cigarette de sa poche. La flamme brilla dans la nuit tandis qu'il humait avec délice, accoudé à la balustrade de l'immense terrasse.

Et lui qui avais cru que ce serait une soirée exceptionnelle.

Les grands esprits se rencontrent... Juste avant lui, la Mort a filé directement dans les jardins, mais fuyant les terrasses, elle est descendu dans les parterres. Elle a arraché son masque pour le fixer à la ceinture de sa robe, abandonné ses chaussures dans une allée.

Elle commence alors à errer au hasard, frôlant parfois une plante du bout des doigts, laissant un arbre se pencher vers elle pour la toucher de ses branches. Elle se sent presque mieux parmi les plantes que dans la folle bruyante et colorée des Fées, surtout en sachant qu'ici, elle ne risque pas de recroiser ce cavalier muet qui l'a tant troublée.

D'ailleurs, préoccupée comme elle l'est par ce que les fleurs lui murmurent, l'Elfe ne remarque pas que la tâche blanche qu'elle forme dans la nuit est suivie par une silhouette noire, qui semble se rapprocher au fur et à mesure.

La surveillance était beaucoup plus légère lors des Fêtes du Printemps. C'est pourquoi en s'y prenant correctement, un assassin pouvait aisément se fondre parmi les invités. Surtout s'il avait été invité ! Ne faut-il pas se méfier de son propre voisin, dit-on ?

Pourtant, Selim était très loin de ces préoccupations. Alors que sa cigarette se consumait entre ses lèvres, il jeta un regard absent à la forêt la plus proche. Et se fut là qu'il la vit : petite tâche immaculée dans la noirceur de la nuit. Il sourit. Un bref instant. Son sourire retomba alors que sa formidable acuité sensorielle à laquelle il devait un certain nombre de bonnes intuitions lui révéla la présence sombre qui suivait la jeune femme. Il fronça les sourcils.

D'un geste, il fit signe aux deux gars en poste de chaque côté des portes de la terrasse de s'approcher. Après un ordre bref, ils se déployèrent en silence à l'intérieur afin de rentrer dans les jardins par l'est. Une alerte aurait créé la panique et fait fuir le tueur. Ou les tueurs. A savoir combien ils étaient.

Avec autant de discrétion, Selim disparut dans un petit escalier adjacent aux grandes marches afin de se retrouver derrière l'homme menaçant. Il déplorait sa tenue trop voyante qui aurait révélé sa présence s'il attaquait de front.

Il arriva juste à temps, alors que la Mort appréciait le spectacle de beauté que lui offrait la nature et que l'assassin allait s'abattre sur sa proie inconsciente, bâillon en mains.

Un bref chuintement et un gargouillis étouffé troublèrent le silence. Empalé sur l'épée du Chef des Gardes, l'assassin s'écroula. Mort.

Un choc. Un bruit sourd. L'odeur du sang.

Elle se retourne alors, très lentement. Elle est à nouveau face à Sélim mais elle ne semble même pas surprise, ou alors à peine. Ses yeux glissent sur le cadavre à ses pieds, elle hausse les sourcils avant de se pencher sur lui pour toucher son front du bout des doigts.

Le reste est invisible, sauf pour la Mort... L'âme de l'assassin s'élève en tournoyant alors au-dessus de son corps, avant de se faire happer brutalement par la lanterne d'un Spectre, qui s'envole alors droit vers les profondeurs des jardins. Les doigts d'Heebra glissent alors sur le médaillon que l'assassin portait: les armoiries d'Ankh.

Elle se redresse alors pour regarder le Chef de la Garde. Elle semble pour la première fois vraiment intimidée par la prestance de Sélim, devant lui sans son masque et du sang sur le bas de sa robe blanche.

- ... Merci?

Tandis que le cadavre se libérait lentement de son épée, Heebra fit volte face, alertée par l'assaut. Selim retint son souffle. S'était-il trahi, cette fois-ci ? Il se morigéna intérieurement : il aurait du envoyer un garde à sa place et rester dans l'ombre.

Mais comment ?
Alors qu'elle le remerciait avec hésitation, il réalisa alors l'angoisse sourde qui lui avait tordu les entrailles et que sa grande expérience de combattant lui avait permis d'occulter. Il avait eu peur. Terriblement peur pour elle. S'il n'avait pas été là, elle se serait évanouie dans la nuit et il était plus que probable qu'on l'eut retrouvé -définitivement- morte peu de temps plus tard.

Cette révélation fut certainement le déclencheur de ce qui se passa par la suite. Il lâcha soudainement son arme et enjamba le corps de l'assassin. Un pas de plus et il se retrouva à quelques centimètres de la Mort. D'un geste fébrile, il repoussa une de ses longues mèches noires derrière son oreille.

Dans la seconde qui suivit, il l'embrassait avec passion.

Elle ne s'attendait pas à ce qu'il lui parle, non, il n'était décidément pas du genre bavard: elle s'était préparé à un signe de tête, et encore... C'est pourquoi, lorsqu'il se retrouve contre elle, elle n'esquisse même pas un geste pour le repousser. Elle est trop surprise pour ça.

Par la suite, elle aurait pu le gifler, mais non. Il lève la main pour repousser une boucle noire échappée du chignon de la Mort et lorsque les doigts de Sélim frôle sa joue, elle se sent rougir. Elle qui était jusque là pleine d'assurance se retrouve incapable de protester ou même de reculer. Son regard est captif de celui de Sélim.

Lorsqu'il l'embrasse, un délicieux frisson lui descend de la colonne vertébrale et ses bras s'enroulent aussitôt autour du cou de son sauveur.
Elle ne connait même pas son nom, ni même son visage mais elle s'accroche à ce moment désespérément à lui, comme la mousse à son rocher. Dans les bras de ce parfait inconnu, si loin de chez elle, elle est enfin à sa place.

Il espérait ce moment depuis tant d'années qu'on aurait pu croire qu'il n'aurait jamais la même saveur que dans ses fantasmes.

Et pourtant, c'était encore meilleur.

La peau de son dos qu'il devinait sous le tissu de la robe alors qu'il y glissait ses mains avait beau être glacée, ce n'en était que plus délicieux. Il la serrait contre lui, explorant ses courbes de caresses fébriles. Bientôt, il quitta un instant ses lèvres, le temps de se baisser pour passer un bras sous les genoux de la Mort et de la prendre dans ses bras, avant de les happer à nouveau.

Un instant plus tard, ils étaient dans une chambre. Seuls les rayons de la lune pleine éclairaient la pièce, ne donnant aucune indication sur le propriétaire des lieux. Quand bien même il aurait pu les transporter dans une grotte, il n'était pas sûr que cela eu la moindre importance. Tout ce qui l'importait fut qu'elle était là, tout contre lui, répondant à ses gestes avec autant de ferveur qu'il en faisait preuve.

Tandis qu'il l'allongeait sur le lit, sans quitter sa bouche ni son masque, il entreprit de défaire les attaches de sa robe-fleur. Il put enfin apprécier le contact direct de sa peau sous ses doigts, puis sous ses lèvres alors qu'il la dévorait de baisers.

Il ne leur restait plus que quelques heures avant que le jour se lève et pourtant, à moins que Heebra ne reprenne ses esprits d'ici là, une longue nuit les attendait.

Entre les bras de Sélim, elle n'est plus qu'une marionnette sans fil. Elle s'abandonne complétement à ce parfait inconnu, se laissant entraîner dans cette chambre isolée. Il pourrait l'égorger, elle ne protesterait qu'à peine.

Une fois allongée contre son cavalier, le Chef de la Garde pourra sentir la peau de la Mort se réchauffer progressivement, à peine, comme si elle ressuscitait sous les caresses de Sélim. Une peau végétale à l'étonnant parfum et au goût de miel.

Elle tente plusieurs fois, dans une étreinte, de lui ôter son masque mais face aux refus, elle abdique. Il ne veut être qu'une ombre? Un souvenir? Soit. Elle lui laissera son anonymat.

La nuit qui les attend sera longue certes, interminable, comme les traces d'ongles dans le dos de Sélim et le désordre de la chambre l'attesteront le lendemain.

L'aube les cueillera alors, enlacés. La Mort entrouvre un œil, s'étirant comme un chat quand un rayon de soleil commence à lui chauffer le dos. La première chose qu'elle voit c'est son bel amant de cette nuit dans ses bras. Démasqué. Le loup gît aux pieds du lit, arraché au cours de la nuit.

Son sourire s'efface. Elle hurle.

Complètement enivré par la nuit qu'il vient de vivre, Selim se repose d'un sommeil lourd et sans rêves.
Jusqu'à ce qu'un hurlement le tire des bras de Morphée.

Il sursaute alors, se redressant immédiatement, sa main cherchant machinalement son épée pour se défendre contre l'intrus. Et puis c'est là que tout lui revient : Le Bal, Heebra, le baiser ... Le reste. C'est bien elle qu'il voit aux pieds du lit, cherchant frénétiquement ses vêtements, sa nudité à peine dissimulée sous le fin drap blanc. Et ce doit certainement être elle qui a crié.

Contre toute attente, le Chef des Gardes sourit. Un petit sourire en coin, comme celui qu'il lui a adressé la veille, alors qu'il dansait ensemble.


Bonjour à toi aussi.


Il passe une main dans sa tignasse blonde ébouriffée, ses yeux violets encore tout embués de sommeil.

Elle l'ignore pendant encore un moment, passant sa robe froissée de la veille, cherchant ses chaussures alors qu'elle les a laissées dans les jardins.

- Oh mon dieu, oh mon dieu, oh mon dieu...

Sélim. C'est Sélim. Elle a couché avec Sélim. Le fils d'Ellana. Ellana qui l'a recueillie, soignée avec patience... Et elle, elle couche avec Sélim.
La soirée repasse par brides dans sa tête, la faisant se sortir encore plus mal. C'était pourtant plus qu'évident, rien que les yeux violets auraient dû la faire tiquer. Mais toute à son euphorie, elle avait fermé les yeux, feignant de ne pas connaître le cavalier charmant qui la faisait danser.
Alors qu'elle continue à se mortifier, son regard croise celui, amusé, de Sélim. Le rouge, de colère et de honte, lui monte aux joues. Elle saisit le masque du Garde et lui lance violemment au visage. Elle est à deux doigts de fondre en larmes.

- Merde, Sélim! Ça n'a rien de drôle!

Ellana va la tuer.

Comment pourrait-il ne pas rire ? Il est habitué à ce genre de situations. Combien de femmes mariées a-t-il ramené dans ses appartements la nuit, pour les voir se réveiller honteuse le lendemain matin, courant partout, ainsi que la Mort le fait, afin de s'échapper au plus vite. Au début, cela le rendait mal à l'aise. Mais maintenant, il ne peut que trouver ça irrésistible. Après tout, lui, n'avait rien à se reprocher.


Allez, trésor. On n'a rien fait de mal.


Nonchalant au possible, il se saisit de son paquet de cigarettes pour s'en allumer une, humant la première bouffée avec délectation. Sa voix est chaude et profonde, ressemblant à celle de Jared, son père. Nul doute que s'il avait prononcé un mot la veille, elle l'aurait reconnu.


Détend-toi et reviens te coucher.


Il lui désigne la place libre à côté de lui d'un geste de la main.

- On a rien fait de mal?

Sa voix monte dans les aiguës.

- On a rien fait de mal?!

Son masque de lys atterrit à son tour sur la tête de Sélim.

- Bon sang Sélim, j'étais là quand tu as perdu ta première dent! Je t'ai offert un cheval à bascule et je crois même qu'une fois j'ai aidé Ellana à changer tes langes!

Ne trouvant rien de plus pour passer ses nerfs, c'est une des bottes de Sélim qu'elle lance alors au visage de son amant d'un soir.

- Alors je vais franchir cette porte, on va tout oublier et tu vas recommencer à bafouiller bêtement quand on se croisera!

Et oui, pendant toutes ses années, feignant l’indifférence froide, elle avait bien senti les regards que lui lançait Sélim en grandissant, sa gêne et peut-être même sa crainte en la présence de la Mort. Peut-être est-ce pour ça, en voyant ce mystérieux invité si sûr de lui, que l'idée que l'adolescent timide et ce beau danseur soit la même personne ne l'a même pas effleurée.
Elle s'en mord les doigts.

De quelques mouvements de tête, il parvient à éviter chaque projectile, son sourire railleur n'allant qu'en s'agrandissant.

En revanche, lorsque Heebra commence à aborder les langes sales et les jouets, il perd légèrement de sa superbe. Il se lève alors, complètement nu et enfile son pantalon, avant d'aller jeter son mégot par la fenêtre.


Il faut toujours que tu fasses une histoire de tout. Tu m'as vu tout petit, et après ? Je ne suis plus un enfant.


Il revient vers elle, ses sourcils blonds froncés par un léger énervement. Oublier ? Faire comme si rien ne s'était passé ? Il ne pouvait même pas l'envisager. Il saisit sa main dans la sienne, la pressant avec force.


Hors de question. J'attendais ça depuis trop longtemps pour te laisser filer aussi facilement !


Et elle devrait en être flattée car en général, Selim ne demande pas aux femmes avec qui il couche de rester auprès de lui. A l'inverse, c'est plutôt lui qui les met dehors.

Elle devient aussitôt acerbe.

- J'ai bien vu que tu avais grandi oui, merci! Il n'empêche que j'ai dû jouer aux billes au moins une fois avec toi, désolé si ça refuse de sortir de ma tête!

Elle tente aussitôt de se dégager de son étreinte, furieuse.

- Et qu'est-ce que tu vas dire à ta mère, hein? Que tu as sauté sa cousine?!

Sa colère n'est pas prête de retomber, d'autant plus qu'à chaque regard qu'elle jette à Sélim, une petite boule d'angoisse se forme au creux de son ventre. Pourquoi a-t-il fallut qu'elle passe la meilleure nuit de sa vie avec lui? Elle ne pourra plus faire semblant de l'ignorer de toute façon.

Il la retient, allant même jusqu'à l'attirer contre lui. Comme la veille, il repousse une mèche de ses cheveux derrière son oreille, son bras passé dans son dos la tenant fermement.


Qui a dit qu'on devait le dire à qui que ce soit ?


Il se penche alors pour lui murmurer :


Dis-moi que cette nuit n'a pas été fabuleuse, que tes gémissements de plaisir étaient feints et que si c'était à refaire, tu ne le referais pas. Dis-le moi et je te laisse partir. Je ne t'en reparlerai jamais. Mais si, comme moi, tu penses que cela ne peut pas s'arrêter là, que c'est trop beau pour n'être qu'une nuit parmi d'autres, alors reste avec moi.


L'ultimatum est clair. Il ne l'oblige à rien et pourtant, c'est un cruel dilemme qu'il lui impose. La bataille entre la morale. Et les hormones.

Elle lui lance un nouveau regard furibond, ses yeux verts lançant des éclairs. Pourtant elle se surprend elle-même, quand Sélim se penche vers elle pour murmurer, à approcher son visage à son tour, prête à l'embrasser. Elle se retient à temps.

En acceptant de danser avec lui, elle a ouvert la boîte de Pandore.

- Non...

Elle se dégage alors des bras de Sélim et se précipite vers la porte. Mais elle sent toujours le regard du Garde dans son dos. Sélim qui ne l'avait jamais méprisée pour son titre, ni pour son castigatio. Sélim qui n'a même pas reculé au contact de sa peau glacée.

Elle se retourne alors très légèrement, pour le regarder. Plus de colère dans les yeux de la Mort, elle le regarde simplement. Un peu perdue.

Elle lâche alors la poignée pour aller se jeter dans les bras de Sélim, l'embrassant avant qu'il ne puisse afficher son petit sourire victorieux si agaçant.

Elle a choisi. Son étreinte se fait moins pressante. Il la lâche. Elle s'enfuit. Il ne la quitte pas des yeux. Cela le déchire mais il lui a promis. Il lui a dit qu'il la laisserait s'en aller si elle le désirait.

Il sent quelque chose en lui se rompre, s'anéantir. Ce bref espoir qu'il avait ressenti, la réponse de son corps contre le sien. Il y a cru. Il veut se convaincre que ce n'est pas grave. Mais comment ?

Et puis, alors qu'elle s'apprête à franchir la porte, il la voit hésiter. Renoncer. Son visage s'éclaire. Il retient un soupir de soulagement. Il ne s'était pas trompé. Cette nuit fut aussi importante pour elle qu'elle l'était pour lui.

Il l'accueille entre ses bras, la serrant contre lui, cherchant ses lèvres, sentant la joie l'envahir, transpercer tout son être.

Quelques instants plus tard, il l'a à nouveau entrainé vers le lit.
Maintenant qu'il la tient, plus rien ne pourra le faire lâcher.


Aucun d'eux ne sait qu'en réalité, leur histoire ne va durer qu'un temps. Que la trahison et les quiproquos s'insinueront dans leur couple jusqu'à ce qu'ils repartent chacun de leur côté.
Aucun d'eux ne se doute que la Mort dira oui à un autre et que Selim en sera malade pendant des années.

Mais surtout, ce qu'aucun d'eux ne sait, c'est que longtemps après cet événement, quand les saisons auront passé et que chacun aura fait sa vie de son côté, ils se retrouveront. Peut-être pour la vie.